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neretva

Le diseur de bonne infortune

Dernière mise à jour : 30 janv. 2023



Ce ne sont pas des insectes qui tombent du lampadaire, mais la pluie fine qui s'égrène sur le carrefour endormi. Le cliquetis du verre surprend à peine le silence tandis que le diseur de bonne infortune fait rouler son cabas rempli de bouteilles vides.


« cli-ke-tis, cli-ke-tas »


La pluie gelée génère de la vapeur au contact du goudron. Une espèce de brume enveloppe le sol en une couverture humide, comme pour faire tomber la terre malade.


« cli-ke-tis, cli-ke-tas »


Mais la terre est déjà malade. Elle ne produit plus ni fruit ni légumes, elle est devenue stérile. Et vous savez pourquoi ?


« cli-ke-tis, cli-ke-tas »


Eh bien, vous l'entendez comme moi, non ? Oui, tout est la faute du diseur de bonne infortune.


***


Tout a commencé ici, avec la caste des Moins que Rien. Juste avant la fin du premier effondrement, les enrichis du capitalisme ont été capturés, séquestrés, parfois tués. Ils ont été ensuite forcés à la misère, comme un peu tout le monde à vrai dire. C'était trop tard. La redistribution tant attendue n'avait pas eu lieu. L'argent n'existait déjà plus. La technologie était obsolète, vidée d'énergie. Les datacenters n'étaient plus que des blocs rectangulaires à l'abandon. Le ciel pesait, lourd de nuages sombres, jour après jour. Lovecraft aurait adoré.



Le système effondré avait fait en sorte que les Moins que Rien soient reconnaissables, en tous temps. On leur avait incrusté des puces de téléphone sur le visage en divers motifs, selon l'humeur du tatoueur de puces. lls évoquaient les membres d'une tribu, sauf qu'ils ne cohabitaient pas. Ils étaient méprisés, insultés, mis à l'écart et ne survivaient qu'à peine à ce monde qu'ils avaient façonné et ruiné. Personne ne les plaignait.


Sans gouvernement, les quartiers se sont organisés pacifiquement. Chacun avait sa spécialité et on s'échangeait de quoi vivre. Les supermarchés ont été vidés et distribués équitablement. Les usines mortes, les équipements automatisés inutilisables sans carburant ou électricité, la production de nourriture a chuté radicalement. On arrivait à peine à produire ce dont on Passible d'apocalypses 18 avait besoin, même après la chute démographique. Le gaspillage n'était plus d'actualité. Sans lumière ni bruit la nuit, la faune a commencé à reprendre ses repères en ville, mais aussi dans les maraîchers dorénavant plus éclairés.



Et puis un jour, comme pour perturber ce nouvel équilibre fragile, un homme est arrivé en ville, traînant son cabas cliquetant derrière lui. Il a commencé à répandre des rumeurs sombres, à insinuer des doutes dans les cœurs à peine apaisés des gens. Il rassemblait les travailleurs fatigués en fin de journée, et se plaignait d'une qualité de vie médiocre. Il prêchait un retour à une vie d'antan. Il était si convaincant que d'anciens miséreux crurent même avoir eu une vie meilleure. Il parla de réparer les centrales électriques, les éoliennes et les panneaux solaires, de remettre en route certaines usines, tournevis en main, comme si on pouvait tout réparer avec un tournevis. Il chercha ardemment les vieux ingénieurs et les vieux techniciens.


La plupart des gens se laissaient convaincre. Mais nous, nous n'étions pas dupes. Il faisait croire aux gens q


u'ils étaient malheureux, qu'un bonheur abstrait résidait dans cet héritage périmé d'avant l'effondrement. Dans notre cercle restreint, le soir, autour d'un repas frugal dans le jardin barricadé, nous l'appelions le diseur de bonne infortune. Il réussissait à transformer les mauvais souvenirs en espoir illusoires d'une vie meilleure. Nous étions fatiguées.


Finalement, la centrale se remit en marche, tel un monstre enterré dans l'oubli refaisant surface. Un sentiment d'euphorie s'empara des habitants. La ville se réveilla, corps décharné, sans pour autant récupérer sa forme d'antan. Et tel un Kraken elle déplia ses tentacules dans les campagnes avoisinantes, puis les cités alentours. Le pays se remit en route, bancalement. Les tisons du capitalisme se renflammèrent. La supériorité des uns sur les autres reprit bien trop vite le dessus.


La colère à peine épanchée est très vite remontée, vous pensez bien. Les centrales ont été brûlées. Des explosions ont achevé le travail d'anéantissement des villes déjà commencé au premier effondrement. Les animaux ont disparu, le ciel s'est transformé en nuit permanente. D'après les voyageurs côtiers, il paraît même que la mer est devenue marron. De toute façon, on n'avait pas fermé correctement certaines centrales nucléaires. Peut-être avions-nous crus naïvement pouvoir nous isoler du reste du monde apocalyptique. Il nous aurait rattrapées, pour sûr. Mais le diseur de bonne infortune avait été le plus rapide.


***


Nous voici donc après le deuxième effondrement. Nous sommes impatientes, nerveuses, épuisées. Allons-nous en finir une fois pour toutes ? À cette heure précise de la nuit chaude et humide ? Derrière un pan d'immeuble effondré ?


« cli-ke-tis, cli-ke-tas »


Allons-nous surgir de derrière notre cachette et étriper le diseur de bonne infortune ? Il n'existe plus aucune once d'espoir dans ce monde qui se meurt. Du moins, c'est ce qu'il a insinué dans nos esprits malades.


« cli-ke-tis, cli-ke-tas »


Le lampadaire solaire grésille et plonge enfin le carrefour dans un torrent d'ébène. Un homme hurle, à quelques pâtés de ruines. Puis la grande horloge du temps s'arrête. Mais il n'y a plus personne pour la remonter.


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