Dreidr

Mars-Avril 2024

Le jour où le pistolet rapetisseur fut mis sur le marché, absolument tout le monde se rua dans les magasins distributeurs. Son très petit prix y était pour beaucoup. Très peu s’encombraient de pensées comme les conséquences de leurs actes. Nous étions dans une société de « Agis avant de penser », après tout. De plus, il semblait inconcevable que l’on puisse créer un pistolet rapetisseur, sans que son antagoniste soit prévu à la vente. Mille et unes rumeurs spéculaient sur sa date de sortie, sur sa fonctionnalité. Nous attendions toutes et tous de pouvoir remettre à la bonne taille cet objet que nous avions malencontreusement rapetissé.

Pourtant, un an passa et rien ne sortit. Le service réclamations du pistolet rapetisseur fut assailli mais pourtant, la compagnie Raptout était avant tout bardée d’avocats : elle était dans son droit.

Quand enfin, tout le monde se lassa de l’objet révolutionnaire et abandonna les réclamations, une publicité sortit à la télévision un matin, à 7 heures pétantes, alors que tout le monde se ruait vers son quartier de travail. La compagnie Raptout inaugurait son cirque d’incroyables acrobates et dresseurs d’androïdes, présentation de rocambolesques appareils obsolètes et révolutionnaires, dont un, qui attira l’attention du monde entier. Le pistolet réinitialiseur. Le cirque serait en tournée dans le monde entier durant trois ans et l’entrée coûterait un bras, littéralement. Après tout, qu’était un bras, alors que la proportion de cyborgs augmentait de façon exponentielle. Évidemment, cela ne s’arrêtait pas aux bras, on pouvait aussi y laisser une jambe. En échange, on avait droit à une utilisation infinie du pistolet réinitialiseur, plus un bras mécanique de rechange, de bonne facture.

Certains se préparèrent comme jamais et rapetissèrent tout ce qui leur tombèrent sous la main, en sachant que ça serait réversible, notamment pour faciliter voyages ou déménagements. D’autres coquins préparèrent des objets qui n’avaient pas été rapetissé, en souhaitant les grossir. Bien sûr, cela ne fonctionna pas.

La tournée eut un succès démesuré et créa des milliers de cyborgs sur toute la planète. Tout le monde était extrêmement satisfait car les bras mécaniques coûtaient cher et apportaient une force qui était très prisée. Certains allaient même au cirque deux fois pour se faire enlever deux membres et ainsi acquérir une force symétrique. Bien sûr, comme dans toute société, des irréductibles préféraient ce qu’ils aimaient appeler le « naturel », comme s’ils étaient gardiens d’une définition du mot naturel que personne d’autre ne connaissait. Était naturel ou contre-nature ce qui les arrangeait, vraiment. Toutefois, ces conservateurs gardèrent leur corps « pur » d’être humain, ce qui était assez ridicule étant donné que nos corps étaient bourrés de micro-plastiques et de substances toxiques.

Au bout de trois ans, la compagnie de cirque Raptout se dissout, comme prévu. Nous nous demandions toutes et tous quel serait leur prochain coup sur l’échiquier humain. Et surtout, qu’avaient-ils fait de tous ces membres humains ? Y-aurait-il jamais un pistolet grocisseur ?

Les années passèrent et il n’y eut pas d’autre tournée, au grand dam d’utilisateurs acharnés du rapetisseur. L’objet fut remisé dans les caves, greniers, et boxs de stockage.

Et puis le nouveau coup arriva, comme la foudre sur un arbre. La compagnie Raptout révéla qu’ils avaient créé des androïdes intelligents et qu’ils souhaitaient les intégrer à la société. Contre toute attente et pour contredire tous les films de SF des dernières années, les androïdes n’étaient pas à vendre. Ils étaient littéralement un nouvelle espèce qui souhaitait prospérer sur Terre. Les avocats Raptout avaient déjà délibéré avec le gouvernement pour légiférer sur les droits et libertés de cette nouvelle espèce. Ils seraient les mêmes que les humains.

Une assemblée de présentation fut organisée, durant laquelle la première née de cette nouvelle espèce proposerait un discours à l’humanité.

Nous étions tous et toutes trop abasourdies pour prendre au sérieux cette annonce, et pour réagir, que ce soit positivement ou négativement. Nous attendîmes l’assemblée avec impatience, croyant à un canular.

Le jour J advint et fut diffusé dans le monde entier. Le président de la compagnie Raptout fit une brève présentation du projet de création d’intelligence artificielle. Il disait que leur découverte avait été accidentelle et qu’ils n’avaient pas pu abuser d’une nouvelle espèce. Enfin, il introduit Illana Raptout, première née et ambassadrice de la nouvelle espèce qui s’était auto-nommée Dreidr. La foule frémit d’impatience et d’excitation, lorsque l’androïde s’avança enfin de derrière les rideaux. Un murmure horrifié secoua ensuite les spectateurs et spectatrices. L’androïde était munie de membres humains, soutenus par un squelette en métal.