C'est assez fascinant à quel point la douleur est incomprise, surtout quand on est autiste. Pendant longtemps, j'ai considéré la sensation de brûlure… comme une sensation de brûlure, et non pas comme de la douleur. Je pensais que la douleur physique, c'était ce qu'on ressentait après s'être cognée, par exemple.
Plus récemment, j'ai connu la névralgie, accompagnée d'une sensation de décharge électrique. Ma première réaction a été de paniquer bien sûr. Avoir des décharges électriques au niveau cervical qui remontent dans le cerveau, c'est le grand frisson. Et je ne considérais pas ça comme de la douleur. C'était des sensations nouvelles, aigües, très spécifiques et complexes, qui n'étaient rien de bien grave, au final. Je me rappelle avoir utilisé "névralgie" et dissocier complètement le mot du terme "douleur". Pourquoi ?
Je ne pensais pas qu'il pouvait y avoir un si grand spectre de types de douleurs. Aujourd'hui, je pense que mon ressenti de la douleur m'est très personnel et particulier, ça n'est pas aussi noir et blanc que ce qu'on nous enseigne, dans le monde neurotypique.
Aujourd'hui, alors que je travaille à temps plein dans un environnement neurotypique, et que ma vie est semée de burnouts, je souffre. J'ai connu un éventail très riche de douleurs. Chaque mois, j'ai mes règles, j'ai l'endométriose, et j'ai mal. Je me cogne à tout va, je me coupe ou me brûle sans m'en rendre compte. Je me suis même fêlée le coccyx sans aucun choc physique ! Un ostéopathe m'a dit que ça pouvait être dû à une grosse injustice, la fameuse somatisation.
Souvent, mon médecin généraliste ne me comprend pas, on ne parle pas le même langage. Pas grand monde n'essaie un temps soi peu de parler la langue des neurodivergent-es, ou du moins d'en être compris-es, de manière générale. Au moins, elle m'écoute. Je ne lui en veux pas. (Bon, un peu quand même). Moi-même, je suis incapable de décrire ma douleur, tellement elle est complexe et précise, tellement on m'a appris à ne jamais l'écouter, tellement les mots ne sont pas suffisant pour la décrire, tellement je n'ai toujours navigué que dans un univers neurotypique. Il ne suffit pas de dire j'ai mal.
J'ai compris très vite étant petite, qu'il ne fallait pas se plaindre, que se plaindre, c'était un signe de "faiblesse". Et bien sûr, je pensais qu'avoir mal, qu'être bizarre, que penser ci et ça, c'était le lot de tout un chacun, que c'était normal, mais que personne n'en parlait. La normalisation à tout prix était mon chemin de (sur)vie, mon laisser passer pour l'intégration, ma cape d'invisibilité.
La normalisation de la douleur à tout prix, c'est comme la grenouille que l'on plonge dans l'eau froide et qu'on porte très progressivement l'eau à ébullition. Elle nous engourdit, on s'y habitue petit à petit sans se rendre compte qu'elle nous ronge et nous fatigue. Jusqu'au moment où on pleure et on se roule par terre de douleur. Sur une échelle de 1 à 10, on est plutôt sur du 15, mais dans le réflexe de diminuer, d'ignorer son ressenti, de ne pas vouloir se faire trop remarquer, on va plutôt dire que c'est un 8 ou un 9.
Mon père nous assenait, à moi et mes sœurs, qu'il fallait maîtriser son corps, qu'il fallait surmonter la douleur avec son esprit. De toute façon, j'étais la petite dernière, personne ne m'écoutait, alors pourquoi se donner la peine de parler ?
Ensuite, il y a cette association d'idée, de mots, qui est fausse mais qui, si jamais contredite, persiste très longtemps. J'ai longtemps associé un type de douleurs avec ce qu'on me disait être "des douleurs de croissance", lorsque j'étais adolescente. Pourtant, maintenant que j'ai plus de trente ans, je me retrouve avec ces mêmes douleurs de nouveau, incapable de les décrire, puisque ça ne ressemble à rien de ce que j'ai jamais eu, à part ces "douleurs de croissance", ce qui, maintenant, me semble complètement idiot.
Comment décrire quelque chose d'inconnu ?
Des personnes lambdas disent souvent que ce sont ceux qui souffrent le plus qui semblent le plus heureux, comme si c'était la plus grande qualité de l'âme que de cacher sa souffrance. Et iels les encensent et les admirent comme des bêtes de foire.
Moi je crois surtout que vous êtes trop cons pour comprendre un millième de ce qu'on ressent, et qu'on préfère garder ça pour nous, plutôt que de contempler vos yeux grands ouverts de merlan frits, et votre cerveau si étanche. On préfère garder ça pour nous plutôt que de vous voir déverser votre stress et votre peur dégoutante sur nous, votre manque d'empathie et de support.
Vous vous souvenez de ce paragraphe culte de la journaliste brittanique Reni Eddo-Lodge dans son essai intitulé "Why I'm no longer talking to white people about race" ? Vous pouvez en avoir un aperçu ici : http://renieddolodge.co.uk/why-im-no-longer-talking-to-white-people-about-race/.
Le premier paragraphe dit :
I’m no longer engaging with white people on the topic of race. Not all white people, just the vast majority who refuse to accept the legitimacy of structural racism and its symptoms. I can no longer engage with the gulf of an emotional disconnect that white people display when a person of colour articulates our experiences. You can see their eyes shut down and harden. It’s like treacle is poured into their ears, blocking up their ear canals like they can no longer hear us.
Je vais vous le traduire :
Je n'engage plus la conversation avec les blancs sur le sujet de la race. Pas toutes les personnes blanches, juste la vaste majorité qui refuse d'accepter la légitimité du racisme structurel et ses symptômes. Je ne peux plus être témoin du gouffre de cette déconnexion émotionnelle qu'affichent les personnes blanches lorsqu'une personne de couleur lui décrit nos expériences. Vous pouvez voir leurs yeux s'éteindre et se durcir. C'est comme si de la mélasse était versée dans leurs oreilles, bloquant leurs canaux auditifs comme s'iels ne pouvaient plus nous entendre.
C'est une phrase qui a beaucoup résonné en moi, personne de couleur. J'ai souvent été témoin de cette "déconnexion émotionnelle" lorsque je parlais du racisme vécu à des blancs. Alors maintenant, je choisis avec précaution les personnes blanches à qui j'en parle.
J'ai été témoin récemment de ces yeux déconnectés de la part de mon médecin qui n'avait aucune explication et qui n'avait aucun moyen de comprendre ce qui m'arrivait, ce même médecin qui note sur tous les courriers à destination des spécialistes : "syndrôme Asperger". J'ai été témoin de cette déconnexion lorsque j'ai dit à ma psy que j'étais noire et que je subissais le racisme. Elle n'en croyait pas ses oreilles. Pour elle, je n'étais pas noire, car j'étais claire de peau. Pourtant, je me souviens au collège des "retourne dans ton pays", de la prof de sport raciste qui ne me croyait pas quand j'avais mes règles et m'appelait par mon nom de famille déformé.
Mais j'ai vachement digressé, non ? Est-ce que tout n'est pas lié de toute manière ? Comme les liens de sang qui lient une famille quoi qu'il adviennent (non). Comme le lien mère-enfant qui est plus fort que tout (non). Comme le lien du kidnappeur avec sa victime (il a juste attaché ses poignets, calmez-vous). Comme les liens hypertexte qui parsèment l'internet. Comme ce lien de subordination qui nous turbo emmerde au quotidien.
A bientôt pour de nouvelles digressions.
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